CHAPITRE 42

 

De manière assez ironique, l’adresse était située à Licktown. Je suis sorti de l’autotaxi à deux blocs de ma destination et j’ai fait le reste du chemin à pied, en tentant de repousser un étrange sentiment d’artifice. La machinerie du cosmos se révélait à moi à travers le voile de la réalité.

L’appartement faisait partie d’un bloc en U qui entourait une piste d’atterrissage où l’herbe poussait à travers les fissures. J’ai tout de suite repéré le microcoptère parmi les autres véhicules. Quelqu’un l’avait repeint récemment en violet et rouge ; même s’il penchait d’un côté, on voyait les grappes d’équipement de détection accrochées au nez et à la queue.

J’en ai pris note avant de grimper l’escalier extérieur qui menait au deuxième étage.

La porte numéro dix-sept a été ouverte par un enfant de onze ans qui m’a dévisagé avec hostilité.

— Ouais ?

— J’aimerais parler à Sheryl Bostock.

— Ouais, ben, elle est pas là.

J’ai soupiré et frotté la cicatrice sous mon œil.

— Je me permets d’insister. Son coptère est au parking, tu es son fils Daryl, et Sheryl est revenue de sa garde de nuit il y a à peu près trois heures. Pourrais-tu lui dire que quelqu’un veut la voir, à propos de l’enveloppe de Bancroft ?

— Vous êtes du Sia ?

— Non, je veux seulement discuter. Si cela peut aider, il y a peut-être de l’argent à la clé.

Le garçon m’a étudié deux secondes de plus avant de fermer la porte sans un mot. À l’intérieur, je l’ai entendu appeler sa mère. J’ai attendu, en réprimant l’envie de fumer.

Cinq minutes plus tard, Sheryl Bostock est apparue sur le seuil de la porte, vêtue d’un caftan dénoué. Le visage de son enveloppe synthétique était encore moins expressif que celui de son fils, mais cette indifférence apparente n’était pas liée à son comportement. Sur les modèles synthétiques les moins chers, les petits muscles mettaient du temps à chauffer au réveil, et il s’agissait d’un modèle bas de gamme.

— Vous voulez me voir ? a demandé la synthétique. Pourquoi ?

— Je suis enquêteur. Je travaille pour Laurens Bancroft, ai-je expliqué d’un ton aussi doux que possible. J’aimerais vous poser quelques questions sur votre travail à PsychaSec. Puis-je entrer ?

Sheryl a hésité. Elle devait déjà avoir essayé de fermer sa porte au nez des gens, sans succès.

— Ça ne prendra pas longtemps.

Elle a haussé les épaules et a ouvert le battant. Passant devant elle, je suis entré dans une petite pièce bien rangée, organisée autour d’une console de loisirs noire et lisse. Elle était posée dans un coin comme l’idole d’un dieu obscur et les autres meubles l’entouraient tels des disciples fidèles. Comme la peinture du microcoptère, elle avait l’air neuve.

Daryl avait disparu.

— Jolie console, ai-je dit en m’avançant pour examiner la façade de l’appareil. Quand l’avez-vous achetée ?

— Il y a un certain temps, a répondu Sheryl Bostock en refermant la porte.

Elle s’est dirigée vers le centre de la pièce. Son visage s’éveillait à présent et son expression hésitait entre le sommeil et la méfiance.

— Que voulez-vous me demander ?

— Puis-je m’asseoir ?

Désignant un des fauteuils usés à mon intention, elle s’est assise en face de moi, sur le canapé. Les morceaux de chair visibles à travers le caftan paraissaient roses et irréels. Je l’ai étudiée, me demandant si je voulais aller jusqu’au bout de ce que j’avais prévu.

— Alors ? a-t-elle demandé en agitant la main avec nervosité. Que voulez-vous me demander ? Je viens de finir ma garde et j’espère que vous avez une bonne raison de me réveiller.

— Le mardi 14 août, vous vous êtes rendue dans la crypte d’enveloppement de la famille Bancroft et vous avez injecté le clone de Laurens avec une hypo. J’aimerais savoir de quel produit il s’agissait, Sheryl.

Le résultat a été plus dramatique que je l’imaginais. Les traits artificiels de Sheryl Bostock ont violemment tressailli et elle a reculé comme si je l’avais menacée avec un bâton antiémeute.

— Ça fait partie de mes attributions, a-t-elle hurlé en pleurant. Je suis autorisée à réaliser des injections chimiques sur les clones.

Ce n’était pas elle qui parlait. Elle répétait ce qu’on lui avait fait apprendre.

— Qu’est-ce que la synamorphestérone ? ai-je demandé, d’un ton tranquille.

Les synthétiques bas de gamme ne rougissent et ne pâlissent pas, mais son expression transmettait le message de manière aussi efficace. Elle ressemblait à un animal effrayé, trahi par son propriétaire.

— Comment le savez-vous ? Qui vous en a parlé ? Vous ne pouvez pas le savoir. Elle avait dit que personne ne serait au courant.

Elle s’est effondrée sur le sofa en sanglotant. Entendant sa mère pleurer, Daryl est sorti d’une autre pièce, a hésité sur le seuil et, ne pouvant ou ne voulant intervenir, est resté là en me contemplant avec une expression terrifiée. J’ai retenu un soupir et je lui ai fait un léger signe de tête en ayant l’air le moins menaçant possible. Il s’est approché avec prudence du canapé avant de poser sa main sur l’épaule de sa mère. Elle a sursauté comme s’il l’avait frappée. Des souvenirs me sont revenus à l’esprit et je me suis senti devenir froid et sombre. J’ai essayé de sourire, mais le résultat était burlesque.

Enfin, je me suis éclairci la voix.

— Je ne vais rien vous faire. Je veux seulement savoir.

Il a fallu une minute pour que les mots traversent les voiles de terreur de Sheryl Bostock et atteignent sa conscience. Il lui a fallu plus longtemps encore pour maîtriser ses larmes et réussir à me regarder. À côté d’elle, Daryl lui caressait la tête, les doutes dansant dans ses yeux. J’ai serré les dents et essayé de réprimer les souvenirs de mes onze ans. J’ai attendu.

— C’était elle, a-t-elle enfin déclaré.

 

Curtis m’a intercepté alors que j’approchais de l’aile marine de Suntouch House. Son visage était obscurci par la colère et ses poings étaient crispés.

— Elle ne veut pas vous parler, a-t-il craché.

— Laisse-moi passer, Curtis, ou tu vas souffrir.

Il s’est mis en garde de karaté.

— J’ai dit : elle ne veut…

Je lui ai fracassé la rotule et il s’est effondré à mes pieds. Un second coup l’a fait rouler de deux mètres sur la pente, vers les courts de tennis. Quand il a arrêté de rouler, j’étais déjà sur lui. J’ai posé le genou au milieu de ses reins et j’ai tiré sa tête en arrière, par les cheveux.

— Ma journée n’a pas bien commencé, ai-je expliqué avec patience. Et tu ne l’arranges pas. Maintenant, je vais parler à ta patronne. Ça prendra dix minutes, puis je disparaîtrai. Si j’étais toi, je ne bougerais pas.

— Espèce de put…

J’ai tiré ses cheveux plus fort et il a poussé un glapissement.

— Si tu me cherches, Curtis, je vais te faire mal. Vraiment. Tu comprends ? Je ne suis pas d’humeur à jouer avec les enfants aujourd’hui.

— Laissez-le, Kovacs. Vous n’avez jamais eu dix-neuf ans ?

J’ai regardé par-dessus mon épaule là où Miriam Bancroft se tenait debout, les mains enfoncées dans les poches d’un ensemble ocre, probablement inspiré des tenues de harem de Sharya. Ses longs cheveux étaient pris dans un pan de tissu du vêtement et ses yeux brillaient au soleil. Je me suis souvenu des mots d’Ortega. « Ils se servent de son visage et de son corps pour vendre leurs produits. » Elle avait la prestance naturelle d’une démonstratrice d’enveloppe de luxe.

J’ai lâché les cheveux de Curtis et je me suis relevé.

— Je n’ai jamais été aussi stupide. La bêtise n’est pas une question d’âge, ai-je dit, sachant que je mentais en partie. Voulez-vous lui demander de s’en aller ? Il vous écoutera peut-être.

— Curtis, allez m’attendre dans la limousine, je ne serai pas longue.

— Vous allez le laisser…

— Curtis !

Il y avait un étonnement bienveillant dans la voix de Miriam, comme s’il s’agissait d’une erreur, comme si répondre ne faisait pas partie des options d’un chauffeur.

Curtis s’est empourpré avant de s’éloigner ; des larmes de consternation rendaient ses yeux brillants. Je l’ai regardé disparaître, en regrettant de ne pas l’avoir frappé plus. Miriam Bancroft a dû lire mes pensées sur mon visage.

— Je croyais que votre appétit de violence avait été rassasié, a-t-elle déclaré avec calme. Vous cherchez toujours des cibles ?

— Qui dit que je cherche des cibles ?

— Vous.

Je l’ai étudiée.

— Je ne m’en souviens pas.

— Comme c’est pratique.

J’ai levé les mains vers elle.

— Non, vous ne comprenez pas… Je ne m’en souviens vraiment pas. Tout ce que nous avons fait tous les deux. Je n’ai plus ces souvenirs. Ils ont été effacés.

Elle a tressailli comme si je l’avais frappée.

— Mais vous… je pensais… vous avez l’air…

— Identique, ai-je dit en me regardant, en regardant l’enveloppe de Ryker. Il ne restait pas grand-chose de l’autre enveloppe quand ils m’ont repêché. Ryker était la seule option. Les enquêteurs des NU ont refusé catégoriquement un autre double enveloppement. Il ne faut pas leur en vouloir. Justifier le premier va déjà être assez difficile comme ça.

— Mais comment avez-vous…

— Décidé quelle pile garder ? (J’ai souri sans enthousiasme.) Nous en parlons à l’intérieur ?

Je l’ai laissé me conduire dans la serre, où quelqu’un avait installé une cruche et de grands verres sur la table, sous le brin-martyr. La cruche était pleine d’un liquide de la couleur d’un coucher de soleil. Elle s’est versé un verre sans m’en proposer un, une petite désinvolture qui en disait long sur ce qui s’était passé entre Miriam Bancroft et mon autre moi.

— Je crains de ne pas avoir beaucoup de temps, a-t-elle dit d’un air absent. Comme je vous l’ai dit au téléphone, Laurens m’a demandé de venir à New York sur-le-champ. J’allais partir quand vous m’avez appelée.

Je n’ai rien répondu, j’ai attendu. Quand elle a fini de verser, j’ai pris un verre. Le mouvement sonnait faux et ma maladresse a dû se voir. Elle a sursauté en prenant conscience de son oubli.

— Oh, je…

— Laissez tomber, ai-je dit en m’asseyant et en me servant. (Le liquide était doux et amer à la fois.) Vous vouliez savoir comment nous avons décidé ? Nous avons joué. Papier, ciseaux, caillou… Bien sûr, nous en avons discuté des heures auparavant. Ils nous ont branchés dans un forum virtuel à New York, très haute résolution, très discret, afin de nous laisser décider. Pas de problème de budget pour les héros du jour.

Un accent d’amertume a percé dans ma voix et je me suis interrompu. Puis j’ai bu une nouvelle gorgée.

— Comme je l’ai dit, nous avons discuté. Longtemps. Nous avons réfléchi aux différentes manières de prendre la décision… pour revenir à celle-là. Pierre, papier, ciseaux. En cinq coups. Pourquoi pas ?

J’ai haussé les épaules, mais le geste n’était pas aussi désinvolte que j’aurais voulu. Des frissons me parcouraient chaque fois que je repensais à la partie. Moi, essayant de deviner ce que j’allais faire, alors que ma propre existence était en jeu. Nous nous sommes retrouvés à deux partout. Mon cœur battait comme la musique pourrie du Jerry’s Closed Quarters et j’étais bourré d’adrénaline. Affronter Kawahara avait été moins dur.

Quand il a perdu la dernière manche, caillou contre mon papier, nous avons contemplé nos mains tendues un long moment. Il s’est levé avec un léger sourire et il a placé son pouce et son index contre sa tête, quelque part entre un salut et une parodie de suicide.

— Un message à passer à Jimmy quand je le verrai ?

J’ai secoué la tête en silence.

— Bon, ben, profite de la vie, a-t-il dit avant de quitter la pièce ensoleillée et de fermer doucement la porte derrière lui.

Une partie de moi me hurlait qu’il avait volontairement sacrifié la dernière manche.

Ils m’ont réenveloppé le lendemain.

J’ai levé les yeux de nouveau.

— Vous vous demandez sûrement pourquoi j’ai pris la peine de venir ici.

— En effet.

— C’est à propos de Sheryl Bostock.

— Qui ?

J’ai poussé un soupir.

— Miriam, s’il vous plaît. Ne rendez pas les choses plus difficiles. Sheryl Bostock se chie dessus de peur que vous la fassiez tuer, à cause de ce qu’elle sait. Je suis venu vous voir pour que vous me convainquiez qu’elle a tort. C’est ce que je lui ai juré.

Miriam Bancroft m’a regardé un instant, les yeux grands ouverts. Puis elle m’a jeté brutalement le contenu de son verre au visage.

— Espèce de minable arrogant, a-t-elle sifflé. Comment osez-vous ? Comment osez-vous ?

Après avoir essuyé mes yeux, je les ai fixés sur elle. Je m’attendais à une réaction, mais pas à celle-ci. J’ai frotté mes cheveux.

— Pardon ?

— Comment osez-vous venir ici, me dire que les choses sont « difficiles » ? Avez-vous une idée de ce que mon mari supporte en ce moment ?

Sourcils froncés, j’ai tenté de sécher mes mains sur ma chemise.

— Voyons… Actuellement, il est à New York, invité cinq étoiles d’une commission d’enquête spéciale des NU. Que croyez-vous ? Que la séparation va lui porter sur les nerfs ? Il ne doit pas être trop difficile de trouver un bordel à New York.

La mâchoire de Miriam Bancroft s’est bloquée.

— Vous êtes cruel, a-t-elle murmuré.

— Et vous êtes dangereuse. Ce n’est pas moi qui ai avorté une femme à coups de pied à San Diego. Ce n’est pas moi qui ai dosé le clone de son propre mari à la synamorphestérone pendant qu’il était à Osaka, sachant fort bien ce qu’il ferait à la première femme qu’il baiserait dans cet état. Sachant fort bien que cette femme ne serait pas vous. Il n’est guère étonnant que Sheryl Bostock soit terrifiée. En voyant votre regard, j’ignore si je vais survivre longtemps après avoir passé les portes…

— Arrêtez, a-t-elle dit en frissonnant. Arrêtez. S’il vous plaît.

Je me suis arrêté. Nous sommes restés assis, tous les deux, en silence. Elle avait la tête baissée.

— Dites-moi ce qui s’est passé, ai-je demandé enfin. Kawahara m’a presque tout raconté. Je sais pourquoi Laurens s’est grillé la…

— C’est vrai ? a-t-elle demandé d’une voix calme, encore légèrement teintée de venin. Dites-moi ce que vous savez. Qu’il s’est tué pour échapper au chantage. C’est ce qu’ils racontent à New York, n’est-ce pas ?

— La théorie tient debout, Miriam, ai-je dit avec douceur. Kawahara l’avait coincé. Bloquez la résolution 653 ou vous serez inculpé pour meurtre. Se tuer avant que la mise à jour soit transmise à PsychaSec était sa seule chance. S’il ne s’était pas obstiné après, s’il n’avait pas insisté pour élucider son suicide, il aurait pu s’en sortir.

— Oui. Si vous n’étiez pas venu.

J’ai fait un geste de défense.

— Ce n’était pas mon idée.

— Et le repentir ? Vous y avez pensé ? Avez-vous réfléchi à ce que Laurens a ressenti quand il s’est rendu compte de ce qu’il avait fait ? Quand ils lui ont dit que Rentang était catholique… que sa vie était terminée, même si la résolution la ressuscitait temporairement pour témoigner contre lui ? Quand il a posé l’arme contre sa gorge, et qu’il a appuyé sur la détente, ne pensez-vous pas qu’il se punissait ? Qu’il n’essayait pas de s’en sortir, comme vous dites ?

J’ai pensé à Bancroft, étudiant l’idée. Puis j’ai déclaré ce que Miriam Bancroft voulait entendre.

— C’est une possibilité.

Elle a étouffé un rire.

— C’est plus qu’une possibilité, monsieur Kovacs. Vous oubliez que j’étais présente cette nuit-là. Je l’ai vu quand il est rentré. J’étais dans l’escalier. J’ai vu son visage. Il a payé pour ce qu’il a fait. Il s’est jugé et exécuté. Il a payé. Il a détruit l’homme qui avait accompli ce crime et maintenant, un homme qui n’a aucun souvenir du meurtre, un homme qui ne l’a pas commis vit de nouveau avec cet abominable remords. Êtes-vous satisfait, monsieur Kovacs ?

Les échos amers de sa voix étaient absorbés par le brin-martyr. Le silence a pesé entre nous.

— Pourquoi avez-vous fait ça ? ai-je demandé quand il s’est éternisé. Pourquoi Marla Rentang a-t-elle dû payer pour les infidélités de votre mari ?

Elle m’a regardé comme si je lui demandais la réponse à la question de la vie, de l’univers et le reste… avant de secouer la tête.

— Je n’ai trouvé que ça pour le faire souffrir, a-t-elle murmuré.

Elle n’était pas différente de Kawahara, ai-je pensé avec une sauvagerie soigneusement fabriquée. Juste une Math, déplaçant les gens ordinaires comme des pièces sur un échiquier.

— Saviez-vous que Curtis travaillait pour Kawahara ?

— Je l’ai deviné. Après coup. (Elle a levé une main.) Mais je n’avais pas de preuve. Comment avez-vous compris ?

— Rétrospectivement. Il m’a conduit au Hendrix… il me l’a même recommandé. Kadmin s’est pointé cinq minutes plus tard, sur les ordres de Kawahara. La coïncidence est un peu grosse.

— Oui, a-t-elle murmuré, distante. Logique.

— C’est vous qui avez fourni la synamorphestérone à Curtis ?

Elle a acquiescé.

— Via Kawahara, je suppose. Il était dosé jusqu’aux yeux quand vous l’avez envoyé me voir. A-t-il suggéré de piquer le clone avant le voyage à Osaka ?

— Non, l’idée était de Kawahara, a répondu Miriam Bancroft en s’éclaircissant la voix. Nous avions eu une conversation à cœur ouvert où je lui avais confié mes angoisses, un peu avant Osaka… Oh, elle avait tout prévu !

— Oui, Reileen fait les choses à fond. Enfin, « faisait ». Elle sentait qu’il y avait une chance pour que Laurens refuse de la soutenir. Vous avez alors soudoyé Sheryl Bostock grâce à une petite visite à l’île enchantée, comme vous me l’avez proposé. Sauf qu’au lieu de pouvoir jouer avec le corps de Miriam Bancroft, comme moi, elle a eu le privilège de le porter. Un peu d’argent et la promesse de revenir jouer un jour. Pauvre fille. Elle a goûté au paradis pendant trente-six heures et maintenant, elle ressemble à une junkie en manque. Alliez-vous lui permettre de retourner là-bas ?

— Ma parole est sacrée.

— Ouais ? Eh bien, faites-moi une faveur… n’attendez pas trop !

— Et le reste ? Vous avez une preuve ? Vous comptez raconter tout cela à Laurens ?

J’ai cherché dans ma poche et j’en ai sorti un petit disque noir et mat.

— Les images de la piqûre, ai-je dit en le tenant devant moi. Les images composites de Sheryl Bostock quittant PsychaSec et s’envolant vers votre limousine, qui prend ensuite la direction de l’océan. Sans ce disque, rien ne prouve que votre mari était sous l’influence de la drogue quand il a tué Marla Rentang. Bien sûr, ils vont probablement décider que Kawahara l’avait dosé à bord de La Tête dans les Nuages. Il n’y a aucune preuve, mais c’est pratique.

— Comment avez-vous compris ? (Ses yeux erraient dans un coin de la serre ; sa voix était distante.) Comment êtes-vous remonté jusqu’à Bostock ?

— De l’intuition, principalement. Vous m’avez vu regarder dans le télescope ?

Elle a acquiescé.

— Je pensais que vous jouiez avec moi. Je pensais que vous le lui diriez.

— Non. Kawahara détenait encore mon amie en virtuel. Et menaçait de la torturer jusqu’à la rendre folle.

Elle m’a regardé de côté.

— Je l’ignorais.

— Ouais. Le télescope m’a donné la moitié de la solution. Votre mari, à bord de La Tête dans les Nuages avant qu’il se tue. Et j’ai commencé à penser à tous les trucs déplaisants auxquels avait pu jouer Kawahara là-haut. Votre mari avait pu être forcé à se suicider. Chimiquement ou par une sorte de programme virtuel. Je l’ai déjà vu faire.

— Je n’en doute pas. (Elle paraissait fatiguée.) Dans ce cas, pourquoi chercher du côté de PsychaSec et pas de La Tête dans les Nuages ?

— Difficile à dire. L’intuition. Peut-être parce qu’une agression chimique à bord d’un bordel aérien n’est pas le genre de Kawahara. Trop brutal… C’est une joueuse d’échecs, pas une lutteuse de foire. Enfin, « c’était. » Ou peut-être seulement parce que je ne pouvais pas pénétrer dans la pile de surveillance de La Tête dans les Nuages et que je voulais agir vite. J’ai demandé au Hendrix de s’introduire dans les archives de PsychaSec, d’assimiler les procédures médicales standards pour les clones et de repérer toute irrégularité. Résultat : Sheryl Bostock.

— Très astucieux, a-t-elle dit en se retournant. Et à présent, monsieur Kovacs ? La main de la justice va de nouveau frapper ? Encore un Math à crucifier ?

J’ai jeté le disque sur la table.

— J’ai fait effacer les images de l’injection des fichiers de PsychaSec. Comme je l’ai dit, ils supposeront sans doute que votre mari a été dosé à bord de La Tête dans les Nuages. La solution de facilité. Oh, nous avons également effacé votre visite dans ma chambre de la mémoire du Hendrix ! Comme ça, personne ne pourra prouver que vous vouliez m’acheter. Vous devez deux grosses faveurs au Hendrix, maintenant. Il ne rêve que d’une chose : avoir quelques clients de temps en temps. Ça ne devrait pas coûter grand-chose. Je me suis plus ou moins engagé pour vous…

Je ne lui ai pas raconté qu’Ortega avait visionné la scène de la chambre. Ni combien de temps il m’avait fallu pour la convaincre. Je n’étais pas encore certain de savoir pourquoi elle avait accepté.

À la place, j’ai observé l’émerveillement se peindre lentement sur le visage de Miriam Bancroft. Il s’est passé une demi-minute avant qu’elle referme sa main sur le disque. Elle a levé les yeux vers moi.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas, ai-je répondu, morose. Qui sait ? Peut-être que vous vous méritez, avec Laurens. Peut-être que vous méritez de continuer à aimer un malade sexuel infidèle qui ne peut associer désir et respect dans la même relation. Peut-être qu’il mérite de ne pas savoir s’il a assassiné Rentang avec ou sans assistance. Peut-être êtes-vous comme Reileen, tous les deux. Peut-être que les Maths se méritent les uns les autres. Tout ce que je sais, c’est que le reste d’entre nous ne vous mérite pas.

Je me suis levé pour partir.

— Merci pour le verre.

Je suis allé jusqu’à la porte…

— Takeshi.

Je me suis retourné.

— Ce n’est pas ça, a-t-elle affirmé, la voix emplie de certitude. Vous le croyez peut-être, mais ce n’est pas la raison. N’est-ce pas ?

J’ai secoué la tête.

— Non.

— Alors pourquoi ?

— Je l’ignore. (Je l’ai étudiée, en me demandant si j’étais heureux ou non de l’absence de souvenirs. Ma voix s’est adoucie.) Mais il m’a demandé de le faire, si je gagnais. C’était une partie du deal. Il ne m’a pas dit pourquoi.

Je l’ai laissée assise seule au milieu des brins-martyrs.

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